ETUDE D'UNE INSCRIPTION
PROVENANT DU COUVENT DES FRERES DOMINICAINS DE
MONTMÉLIAN
Cette
inscription a été communiquée par
monsieur Maurice Clément, Président de
l'Association des Amis de Montmélian, qui l'a
retrouvée lors de la démolition de l'ancien
presbytère, construit autrefois à
l'emplacement du couvent des frères dominicains de
Montmélian.
DESCRIPTION
L'inscription est brisée en son
milieu et il n'en reste plus que la moitié gauche.
Elle est gravée sur une plaque de calcaire urgonien
d'environ 47 cm sur 32 cm ; le champ épigraphique est
entouré d'un cadre mouluré et accosté
d'un "support", gravé en bas relief, qui devait
certainement être répété à
l'identique sur la partie droite manquante.
En haut et au centre, sont
sculptées en haut-relief les armoiries du
comté de Savoie, de gueules
à la croix d'argent, dans
un écu de type français ancien,
caractéristique des XIIIe et XIVe siècles
(1).
Le texte est gravé
soigneusement, réparti sur sept lignes, avec des
lettres capitales romaines de 3 cm de hauteur. Une
huitième ligne, aux lettres moitié moins
hautes et qui ne comporte manifestement qu'un seul mot, a
été rajoutée par le scripteur ; il
avait sans doute mal calculé l'utilisation du champ
épigraphique.
Tous les mots sont
séparés par un point de ponctuation
triangulaire qui n'a pas la signification de notre
ponctuation moderne mais uniquement un rôle
décoratif ou séparatif comme on l'observe
classiquement dans les inscriptions d'époque romaine
(2). De même, le "U" est
noté "V". Malgré l'utilisation de la langue
française pour une grande partie du texte, Le
lapicide a donc suivi les canons des inscriptions
antiques.
Le texte de la partie conservée
est le suivant :
L'AN .
1318 . LE . [...]
HAVLT . ET . [...]
SEIGNIEVR . [...]
DE . SAVOYE . A[...]
BASTIR . LE . CO[...]
DE . CEANS . CVIV[...]
ET . SVORVM . REQ[...]
PACE .
On remarque
immédiatement l'orthographe en ancien français
de plusieurs mots (hault, seignieur, Savoye, bastir) ainsi
que l'expression typique "de céans" qui sont en
parfaite concordance avec la date de la première
ligne (1318).
Avant de proposer une
restitution de la partie manquante, il est nécessaire
de replacer ce document épigraphique dans son cadre
historique.
CONTEXTE HISTORIQUE
Le couvent
des frères dominicains (également dits
frères prêcheurs) de Montmélian a retenu
l'attention de plusieurs historiens savoyards : S. Guichenon
(3), Besson (4), J.-L. Grillet (5), F. Rabut (6) ou A. Dufour (7) se sont tour à tour
intéressés à cette fondation.
L'histoire la plus complète en a été
écrite en 1885 par le père Joseph-Pie Mothon
(8), qui appartenait justement
à l'ordre des Frères Prêcheurs.
Malgré les erreurs et
imprécisions des uns et des autres, un certain nombre
d'éléments semblent bien documentés :
il en ressort qu'à l'origine, un bourgeois de
Montmélian, nommé Mermet de Marcellaz, fit don
aux religieux du couvent des frères prêcheurs
de Grenoble, le 6 avril 1316, d'un "(...) sien iardin a luy apartenant et
situé au dit Monmeillan proche la porte de la ville
du dit lieu par ou l'on sort pour aller contre la valdore,
sous cette condicion neanmoins que si a l'aduenir il
arriuoit qu'on batît et fonda un couuent du predit
ordre audit lieu de monmeillan, le dit iardin appartinsse au
couuent qui y seroit etably. Ce qui aduint peu de temps
après scauoir en 1318 en laquelle année Amedee
4 (sic) (9) Comte
de Sauoye accorda une patente d'etablissement
(il est dit plus loin qu'elle est
jointe au présent mémoire) au dit ordre a la requete des habitans du dit
lieu de Monmeillan (...)"
(10).
La patente de fondation (qui
n'était déjà plus jointe au
mémoire dont est tiré l'extrait ci-dessus
à l'époque de Dufour) portant la même
date que l'inscription qui nous intéresse, la
question de la date exacte de la fondation du couvent semble
définitivement tranchée.
D'abord simple vicariat (moins
de douze religieux), l'établissement est
érigé en priorat conventuel avec exercice du
ministère sur toute la Tarentaise en 1326. Mais en
1330, un incendie détruisit l'église et la
presque totalité des bâtiments conventuels.
Aymon II, second fils d'Amédée V, et qui
venait de succéder à son frère
aîné Edouard, acheta le 22 mai 1331 un jardin
et en fit don, ainsi qu'une somme de 100 florins d'or, aux
religieux afin qu'ils puissent reconstruire une
église et un couvent plus vastes. La première
pierre de la nouvelle église fut posée
solennellement par le comte Aymon en personne, en
présence du Maître Général de
l'Ordre des Dominicains, le 17 mai 1336. À partir de
cette date, la famille des comtes, puis ducs, de Savoie
devint régulièrement la bienfaitrice du
couvent. Le 5 décembre 1792, les quatre derniers
religieux qui habitaient encore le couvent furent contraints
de rejoindre l'établissement de Chambéry
(fondé en 1418 par Amédée VIII, avec
leurs prédécesseurs). Vendus à l'encan,
les bâtiments servirent de caserne jusqu'à la
fin du XIXe siècle avant de disparaître
définitivement.
PROPOSITIONS DE RESTITUTION LIGNE A
LIGNE
Il est
toujours délicat de proposer une restitution des
parties manquantes d'une inscription. L'exercice est
périlleux et toujours sujet à caution.
Néanmoins, dans le cas présent, il semble
possible de suggérer une restitution logique et
argumentée.
Lignes 1 et 2 :
Avant le
mot "seignieur" du début de la troisième
ligne, se trouvent forcément une suite de
qualificatifs honorifiques, parmi lesquels le "hault" du
début de deuxième ligne. Samuel Guichenon,
dans ses preuves, donne les textes de plusieurs documents de
date proche de l'inscription :
- dans l'acte (11) du "(...) mariage d'Ame VI du nom
(...)", on trouve les
qualificatifs de "(...)
très haus et puissans prince
(...)" ou de "(...) très noble et puissant prince
Amey Comte de Savoie (...)"
;
- dans l'acte (12) du "(...) mariage d'Aymon comte de
Savoie(...)", on lit de
même "(...) Illustribus
et Magnificis Domino Aimone Comiti Sabaudiae
(...)", c'est-à-dire
"très haut et noble seigneur Aymon comte de
Savoie".
On voit
donc que les qualificatifs traditionnels de cette
époque sont "noble", "haut" ou "puissant". Compte
tenu du champ épigraphique disponible, la restitution
logique semble donc la suivante :
L'an . 1318 . le . [très . noble]
hault . et . [puissant]
Quant
à l'orthographe exacte, si "très" et "noble"
ne souffrent pas de contestation, "puissant" a pu
éventuellement être écrit avec un "s"
final : "puissans".
Ligne 3 :
Avant le
"de Savoye" de la quatrième ligne se situent
forcément le nom et/ou le titre nobiliaire du
personnage cité. Le rappel historique nous indique
qu'il s'agit d'Amédée IV, comte de Savoie. La
portion de ligne à restituer est trop grande pour
"Amédée" ou "comte" seuls, et trop petite pour
"Amédée comte". Les textes cités
précédemment incitent pourtant à
retenir l'expression usitée "comte de Savoye". Il
faut donc penser à une abréviation sur le
prénom ; deux sont classiquement utilisées :
"Amé" et "Amey". On retiendra de
préférence "Amé", la plus usitée
et aussi la plus courte, en raison de la place disponible
:
seignieur . [Amé . comte]
Ligne 4 :
L'infinitif
"bastir" de la cinquième ligne appelle un verbe
opérateur à la fin de la quatrième
ligne. Le "A" résiduel oriente de plus vers un temps
composé, d'autant plus que les faits
mentionnés sur l'inscription sont probablement
antérieurs à sa rédaction, au vu du
contexte historique. On peut donc raisonnablement proposer
"avait fait", ou plus exactement, en respectant
l'orthographe d'époque, "avoit faict" :
de . Savoye . a[voit . faict]
Ligne 5 :
Le doute
n'étant pas possible sur la nature du bâtiment,
même sans avoir les deux premières lettres
"CO", on restituera de manière certaine le mot
"couvent", ou plus probablement son orthographe ancienne
"convent". Mais le mot est trop court pour utiliser tout le
champ épigraphique disponible. On remarque alors que
l'article "le" semble incongru dans une inscription
apposée sur le bâtiment même dont il est
question. Dans les textes rédigés en latin, on
rencontre classiquement "hic" ou ses
dérivés ; on devrait donc logiquement avoir
"ce couvent", ce qui en vieux français s'écrit
"le convent ci", remplissant ainsi complètement le
champ épigraphique disponible :
bastir . le . co[nvent . ci]
Ligne 6 :
Au
début de la ligne, "de céans" signifie
simplement "ici". À partir de là, tout le
reste est en latin, probablement parce qu'il s'agissait de
formules consacrées par l'usage. La quatrième
lettre du premier mot latin, bien que largement
incomplète, ne peut correspondre qu'à un "V".
On restituera donc de manière certaine
"cujus"
qui fait directement référence au comte de
Savoie cité précédemment. Mais à
quoi "lui appartenant", ainsi qu'aux siens ("et suorum" de la ligne
7) est-il fait allusion? La réponse nous est
peut-être donnée par saint Augustin : dans les
Confessions (V, 15), on trouve l'expression "memoria beati Cypriani"
que Gaffiot traduit par "chapelle dédiée au
bienheureux Cyprien". Quoi de plus logique que notre
inscription provienne d'une chapelle (au sens de chapelle
interne à l'église du couvent ou d'autel)
consacrée au fondateur du couvent? Dans ce cas
"memoria" qui a le sens de "monument consacré au
souvenir de quelqu'un" convient parfaitement pour remplir le
champ épigraphique disponible (13) :
de . céans . Cuiu[s . memoria]
Ligne 7 et 8 :
Au
début de la ligne, "et
suorum" complète la ligne
précédente ; le groupe peut ainsi se traduire
par "monument en souvenir de lui et des siens". La suite,
commençant par "REQ", tombe sous le sens : on ne peut
que restituer le subjonctif présent (qui en latin a
souvent une valeur de souhait) de "requiesco" suivi de la
conjonction "in" introduisant l'ablatif "pace" de la ligne 8,
"qu'ils reposent en paix" :
et . suorum . Req[uiescant . in]
pace .
RESTITUTION GLOBALE
On arrive
donc à retrouver, avec une marge d'erreur
relativement faible, l'intégralité de
l'inscription même s'il a fallu faire un choix
là où plusieurs hypothèses
étaient possibles.
Le texte global
restitué (et, bien entendu, toujours
hypothétique) que l'on peut raisonnablement proposer
est le suivant :
L'an . 1318 . le . [très . noble]
hault . et . [puissant]
seignieur . [Amé . comte]
de . Savoye . a[voit . faict]
bastir . le . co[nvent . ci]
de . céans . Cuiu[s . memoria]
et . suorum . Req[uiescant . in]
pace .
Comme
suggéré précédemment, cette
inscription avait probablement sa place dans une chapelle,
interne à l'église du couvent,
consacrée au souvenir des fondateurs de
l'établissement.
Un montage
réalisé par ordinateur permet de visualiser
ci-dessous l'hypothèse proposée, par
comparaison à l'état actuel.
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recherche
NOTES :
(1) HAUCOURT G. (d') et DURIVAULT G.,
Le Blason, coll. "Que sais-je", n°336, 6e
éd., Paris, PUF, 1975, p. 38-39. (RETOUR AU
TEXTE)
(2) CAGNAT René, Cours d'épigraphie
latine, 4e éd.,
Paris 1914, p. 28-29. (RETOUR AU
TEXTE)
(3) GUICHENON S., Histoire généalogique de la
royale Maison de Savoie,
Turin (1660) 1778, tome I, p. 390. (RETOUR AU
TEXTE)
(4) BESSON, Mémoires pour l'histoire
ecclésiastique des diocèses de Genève,
Tarentaise, Aoste, et Maurienne, et du décanat de
Savoie, Nancy 1759, p.
322. (RETOUR AU
TEXTE)
(5) GRILLET J.-L., Dictionnaire historique, littéraire
et statistique des départements du Mont-Blanc et du
Léman,
Chambéry 1807, t. I, p. 136. (RETOUR AU
TEXTE)
(6) RABUT F., Documents relatifs au couvent de
Saint-Dominique de Chambéry, Mémoires et documents de la
Société Savoisienne d'Histoire et
d'Archéologie, tome
I, Chambéry 1856, p. 10-11. (RETOUR AU
TEXTE)
(7) DUFOUR A., Documents inédits
relatifs à la Savoie, extraits de diverses archives
de Turin, Mémoires
et documents de la Société Savoisienne
d'Histoire et d'Archéologie, tome VII, Chambéry 1864, p. 6-13.
(RETOUR AU
TEXTE)
(8) MOTHON J.-P., Le couvent des frères
prêcheurs de Montmélian (1318-1792),
Mémoires et
documents de la Société Savoisienne d'Histoire
et d'Archéologie,
tome XXIII, Chambéry 1885, p. 553-642.
(RETOUR AU
TEXTE)
(9) Vu la date indiquée (1318) il ne
peut s'agir que d'Amédée V (1285-1323).
(RETOUR AU
TEXTE)
(10) Mémoire du XVIIe siècle
touchant l'établissement des Dominicains à
Montmélian, Turin, archives du royaume, paquet 12,
n°13, publié par Auguste Dufour. (RETOUR AU
TEXTE)
(11) GUICHENON S., Histoire
généalogiqueŠ, preuves, p. 220. (RETOUR AU
TEXTE)
(12) GUICHENON S., Histoire
généalogiqueŠ, preuves, p. 177. (RETOUR AU
TEXTE)
(13) Je remercie au passage Jean Prieur, qui
avec sa gentillesse habituelle, doublée d'une
compétence sans faille, m'a amicalement
suggéré cette restitution du mot
"memoria". (RETOUR AU
TEXTE)
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